Le nihilisme, un nouveau réalisme ?

janvier 20, 2008

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J’ai trouvé mon alter ego là où je m’y attendais le moins. Il est aujourd’hui à six pieds sous terre, vivait au 19ème siècle, comme un ermite esthète et narquois, et pourtant ses préoccupations ont fait bruyamment écho à mon âme. S’il vivait encore aujourd’hui, on le jugerait probablement bien plus subversif que toutes ces pathétiques cohortes de pete dohertey. Il se nomme Arthur Schopenhauer et son pessimisme systématique en a dégoûté plus d’un. Pourtant, sa pensée précise, diffuse et lumineuse pourrait éclairer nos contemporains sur la perte de sens du monde actuel. Mais Schopenhauer, comme tous les véritables visionnaires est bien trop terrifiant pour que le monde daigne lui faire écho. 

Schopenhauer frappe d’abord là où ça fait mal : il nous assure que toute inclinaison au bonheur, toute velléité de félicité est profondément vaine. Il est le philosophe de l’impossibilité du bonheur : « Nous sentons la douleur, mais non l’absence de douleur ; le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte mais non la sécurité. Nous ressentons le désir comme nous ressentons la faim et la soif ; mais le désir est il rempli, aussitôt il en advient de lui comme de ces morceaux goûtés par nous et qui cessent d’exister pour notre sensibilité, dès le moment où nous les avalons. » Autant dire que ça fait tache dans la société actuelle qui nous incite à courir perpétuellement après un idéal de bonheur savamment préfabriqué et codifié selon les diktats de la société de consommation.  Si la vie est vaine, le pessimisme de Schopenhauer n’est pas vain lui, parce qu’il est essentiellement pédagogique. Philosophe de la déconstruction et du soupçon, c’est l’un des premiers à remettre en question le poids de l’État sur la société :

« L’État n’est que la muselière dont le but est de rendre inoffensive cette bête carnassière, l’homme et de faire en sorte qu’il ait l’aspect d’un herbivore. »

Profondément contemporain et visionnaire donc, il envisageait déjà la mainmise de l’État sur les consciences, la manipulation des foules, l’endoctrinement de masse, le terrorisme d’État.

Il va plus loin encore, marquant une rupture avec les penseurs optimistes des Lumières, réfutant l’idée même de progrès. Et qui aujourd’hui peut parler de progrès humain à la vue de ce spectacle décadent qu’est devenu cet imbroglio nauséabond vicié jusqu’à la moelle et donnant plutôt l’impression d’une course mondiale au précipice ?

Schopenhauer est aussi un philosophe de la rupture, qui va plus loin que les philosophes des lumières qui se contentaient de tourner le dos aux religions, brandissant un rationalisme stérile ;  lui renie également les doctrines politiques athées qui n’en sont pas moins des religions pour lui. A bas marxisme, stalinisme, fascisme, communisme et autres doctrines politiques qui brandissant l’étendard de la liberté ont fait de nos pays des cimetières.

Schopenhauer est un épurateur, il débarrasse la pensée de ses poisons mortifères, que sont révolution, optimisme, progrès et religion. Mais alors, me direz vous, que lui reste t’il ? 

  1. La dénonciation de l’illusion rationaliste

De Hegel à Leibniz, le principe de raison a été la thèse majeure de la philosophie, à savoir que le monde a un sens et que rien n’existe sans raison. Schopenhauer en marquant un tournant drastique dans cette conception de la philosophie est indéniablement le philosophe du changement et de la rupture. Dans une thèse brillante, il dénote la distinction entre phénomène et chose en soi. Si la chose en soi est la réalité , le phénomène est ce qui apparaît au sujet. Pour Kant, il y a des savoir a posteriori, ( connus après expérience) et des savoir à priori ( connus avant l’expérience). Partant de là, Schopenhauer nous révèle que le principe de raison est un principe à priori donc qu’il ne peut rien nous apprendre sur le monde tel quel. Ce sont les bases d’un ouvrage révolutionnaire « Le monde comme volonté et comme représentation » où il décrit le monde tel qu’il nous apparaît, c’est-à-dire comme représentation. Nous ne pouvons appréhender le monde que sous les angles de notre esprit étriqué, qu’à travers le cadre qui prédéfinit ce que nous en percevons. Hors de nous même, nous n’avons aucune idée de comment le monde est, et peut être perçu.

Schopenhauer en ayant le mérite de relever l’absurdité de cette vie, se pose comme précurseur de l’existentialisme. Nous vivons dans un rêve éveillé, un monde de masques et d’apparences. « Tout ce qui existe existe pour la connaissance, c’est-à-dire que le monde entier, n’est objet que par rapport au sujet, n’est que perception de celui qui percoit, en un mot : représentation. » Ce faisant, il détruit et annihile l’illusion rationaliste.  

2. La connaissance du monde par le corps

Si nous ne pouvons connaître le monde qu’en étant un sujet qui observe un objet, comment l’appréhender, le vivre, et rentrer en contact avec lui ? En étant nous même partie de ce monde, en passant du statut de sujet au statut d’objet. En n’étant plus hors du monde ( spectateur) mais en rentrant dans ce monde ( acteur).

C’est ce que préconise Schopenhauer pour rentrer en contact directement avec le monde : l’expérience du corps. Nous ne sommes pas que des consciences, nous sommes aussi des corps. Nous ne connaissons pas seulement le monde, nous sommes une partie du monde. Cette intuition fulgurante et révolutionnaire fondera la pensée de Nietzsche ainsi que la phénoménologie de Husserl. Et qu’est ce que l’expérience du corps si ce n’est, l’expérience de l’action ?

3. La volonté

Schopenhauer entend par volonté l’essence de toute énergie. La volonté ici n’est pas l’acte raisonnable d’un sujet conscient. Son concept de volonté renvoie à la nature même de l’univers. Il évoque le ressort pulsionnel de l’univers, elle est une puissance unique sans raison et sans but. Ici, nous touchons à l’existentialisme, l’univers est instinct, il perd de son sens, il est éminemment absurde.  

4. L’ennui

« La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui. » Dans ce monde absurde, sans but ni cause, l’ennui, l’oisiveté nous enterrent chaque jour. Pour Schopenhauer, l’ennui tient une place centrale dans son œuvre puisqu’il fait l’objet d’une expérience toute particulière : celle où l’on expérimente rien, si ce n’est l’absence. L’ennui est pour lui le résultat du fait, que contrairement à la douleur, le bonheur ne s’expérimente pas. Le bonheur est un sentiment négatif puisqu’il n’y a aucune satisfaction qui vienne d’elle-même, elle est toujours la satisfaction d’un désir.

« Le désir, en effet, la privation est la condition préliminaire de toute jouissance. Or avec la satisfaction cesse le désir et par conséquent la jouissance aussi. » C’est ce manque à sentir du bonheur qui créé la sensation de l’ennui. Et cet ennui fondant l’impossibilité du plaisir, est la clé de l’expérience nihiliste. Pour Schopenhauer, l’expérience du malheur, de l’impossibilité du bonheur et de l’ennui fondent pour lui le véritable étonnement philosophique.  

5. L’art

Comme Camus qui arrivait au constat de l’absurdité du monde et cherchait des palliatifs et des échappatoires ( la révolte) ; Schopenhauer suggère l’art comme moyen de résister au manque de sens. Puisque pour lui, le principe de raison est caduque, car nous faisant voir du monde que ce que notre esprit en perçoit ; Schopenhauer conçoit l’art comme ultime remède et unique facon d’accèder à l’essence intime du mone puisque l’art est le reflet du monde tel qu’on le vit à l’intérieur de nous-mêmes. En se fondant sur un rapport immédiat avec le monde ( il la nomme contemplation), l’artiste est génie puisqu’il renverse les apparences pour voir plus loin, plus profond, le cœur de l’existence, le noyau du monde.  

Voilà donc pourquoi je suis tombée amoureuse de Schopenhauer, de son constat froid et brutal sur le monde, de son cynisme et son dédain dont on devine qu’il naît d’une sensibilité exacerbée. J’aime ce sentiment glacial qui m’envahit, quand je regarde la vie, dépossédée de sens, vierge de but, empreinte d’angoisse, telle un gouffre sans fin qui nous avale si l’on reste trop longtemps immobiles.

Schopenhauer n’est pas un ringard pessimiste: c’est un avant gardiste, ce n’est pas un frustré psycho rigide : c’est un épicurien  :

Car devant la chute du monde, sa décadence, et l’impossibilité d’être heureux, quelle solution nous reste t’il si ce n’est d’agir vite,vite,vite, follement, imprudemment, jouissivement, frénétiquement, électriquement, et somme toute de plonger dans la gueule béante de la vie et de s’y noyer, dans un fulgurant instinct de survie.

13 Réponses to “Le nihilisme, un nouveau réalisme ?”

  1. Hady Ba said

    Hello,
    Je ne croyais pas que c’était possible mais tu fais Schopenhauer plus sombre qu’il ne l’ait: il te manque juste la compassion pour paradoxalement échapper au nihilisme et rendre possible des choses comme l’éthique ou l’amour.

    Sinon j’ai été ravi de ré-entendre parler de Schopenhauer quoique mon optimisme natif fasse que je suis incapable de totalement le prendre au sérieux: juste une question de tempérament!

  2. Kennza said

    Ça me fait sourire que de lire tes conclusions sur Schopenhauer… Il y a quelques années, c’est à quelques différences ce que j’en avais conclu dans un travail universitaire. Faudrait d’ailleurs que je le ressorte, ça pourrait donner un souffle frais à mes pensées parfois profondes.

  3. Ulysse said

    Si je comprend bien, L’impossibilité du bonheur ne signifie pas l’inexistence de cet état. Car toute la nostalgie que nous ressentons au souvenir d’une jouissance passée nous fait douloureusement ressentir l’absence d’un moment de bonheur evanescent.
    Nous pouvons ressentir des fractions infinitésimales d’un état transcendant, peut être impossible à atteindre mais bel et bien existant!
    Sâchant que cet état existe mais qu’il ne sera jamais atteint, est ce absurde de le chercher?
    Selon moi cette absurdité dans la course au bonheur fait de cette quête une nécessité vitale. La course au bonheur n’est pas vaine, mais il revient à nous de savoir comment courir pour être le plus libre possible.
    Devrais je courir en suivant une voie traçée par la société, en sachant que cette route ne mènera nulle part? Ou devrais je plutot courir bras levés au ciel en priant de trouver le bonheur et en suivant des chemins au gré de mes sensations, de mes émotions,de mes expériences, de mes frictions aux mondes, bref courir LIBREMENT!
    Peut être que finalement le bonheur ne s’entrevoit qu’au dernier soupir de notre existence,quand on se retourne sur nos traces. On se dira peut être que le bonheur résidait dans cette course au bonheur, dans cette course, ce voyage, libre, exaltante, insensée, cette course vitale,une course à la Beauté et à l’extase! (Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage!!!:)

    Il n’est donc pas impossible d’être heureux, mais peut être que le bonheur est comme la malédiction de Tantale, on a faim et soif de bonheur mais on ne le savoure pas, on en éprouve juste la nostalgie.

    Mais bon je te l’accorde: Shopinou devait être un personnage exaltant, surtout quand tu l’interprètes ainsi et qu’il stimule ta production artistique car tu écris en artiste!

    A+

    MTK

  4. identites said

    Merci Mehdi de partager mon exaltation … Tu précises ma pensée et me fais repenser à cette phrase de Camus, dans le Mythe de Sisyphe: « Il faut imaginer Sisyphe heureux »…Oui le bonheur est impossible, il n’est que fragments, mais il n’en est pas moins réel et intense, qui d’autre que Sisyphe dans cet infini recommencement de hisser sa pierre au sommet, jouissait éphemerement, avant que sa pierre ne rebascule… Majestueuse lutte de l’homme contre l’absurde et par l’absurde…….

  5. Olivier said

    Bon maintenant fonce sur Spinoza… C’est un poil plus… comment dire… Gai !
    Quand à ta vision de Schopy en epicurien, j’ai du mal à te suivre.

  6. sarah said

    Schopenhauer était-il pessimiste ?

  7. Hégésias said

    A bien étudier Schopenhauer, on est en droit de se demander s’il était vraiment pessimiste. Un homme qui jouait de la flûte après son repas de midi peut-il être rangé parmi les penseurs pessimistes (cf. Nietzsche)?
    Qu’on range Albert Caraco parmi les pessimistes, je veux bien l’admettre, bien que sa philosophie, de même que celle d’Emil Cioran, soit d’un réalisme juste et d’une rare clairvoyance.
    Que Schopenhauer ait influencé nombre de philosophes qui soient apparentés à une pensée pessimiste, c’est, je pense, indéniable. Mais ces philosophes se sont considérablement éloignés de lui et le renient même parfois. Il suffit de lire les merveilleuses pages de Cioran sur le suicide pour n’en pas douter (notamment dans son texte de jeunesse, « Sur les cimes du désespoir », texte d’une poésie et d’une réflexion exceptionnelles).

  8. LUNIX said

    Je connais mal Shopenhauer, mais celà fait 35 ans que j’ en entends parler ou que j’ en lis des extraits ou des commentaires.
    Mon nihilisme actuellement porte sur le savoir lui-même, est-il possible de savoir ?
    L’ histoire de la philosophie se déroule comme l’ histoire de modes successives dévoilant ainsi une impossibilité de trouver une sémantique aux questions metaphysique. On ne sait rien et il faut vivre avec ce rien, c est à dire sans réponse.
    Par exemple,on ne peut même pas parler de l’ existence de Dieu car on ne sait pas ce qu » est  » l existence  » et encore moins  » Dieu « .
    Nous sommes condamnés a être des omnivores sans signification oscillant du stoicisme à l’ épicurisme, du rationalisme à l’existentialisme,
    du christianisme au marxisme, de l’anarchisme au liberalisme, comme une girouette qui se tourne en fonction du vent, sans certitude jamais, nous croyant sages dans cette vaste folie que l’ on appelle la vie, dans l’ attente d’ une mort dont on ne connait l’issus.
    Plus j’ai cherché à savoir, plus je suis devenu agnostique car je n’ arrive toujours pas à comprendre qu’il n’y ait rien à comprendre …

  9. Rest said

    Bonsoir identités.
    (désolé pour le Hors Sujet)
    Mais je suis tombé sur ce blog « par hasard » et je me demandais si il y avait possibilité de communiquer autrement que par commentaire ?

  10. Plutarque said

    Pour toi,si la seule vérité est que l’on ne sache rien,il va falloir que tu me démontres que le fait que l’on sache rien ne constitue pas un savoir.Ton individu en tant que phénomène est avant tout déterminé par ta volonté aveugle qui veut se satisfaire notamment grâce au principe de raison qui te permettra d’aller encore plus loin que l’animal.La volonté de chaque homme veut trouver satisfaction quelque soit le degré d’objectivation de cette même volonté.En affirmant son individu la « chose en soi » ne cherche que satisfaction est pour cela elle est prête à soumettre la vérité aux circonstances.La raison permet à cette même volonté d’arriver a son objet plus vite et offre de nouvelles perspectives grâce aux principe de temps et d’espace.On pourrait se dire que la philosophie n’est qu’une volonté assouvie à un haut degré d’objectivation qui permettait à un homme d’affirmer sa volonté.

  11. Pierre said

    Bonsoir.
    Ton analyse/interprétation de ce grand penseur [oui, même si on n’adhère pas à sa pensée, il faut tout de même avouer son originalité et sa profondeur…] est très intéressante, cependant tu oublies quelques points importants;
    -la haine du corps : en effet Schopenhauer n’aime pas le corps, avec ses besoins « par milliers ». Celui-ci ne cause que souffrance. Ainsi il pousse à le nier, à nier ses désirs et principalement le désir sexuel…
    -et plus que le désir sexuel, c’est (pour lui) l’amour qui est à nier, car elle n’est que (avec l’appétit sexuel) la manifestation de la Volonté qui nous pousse à procréer, donc à engendrer la vie, et par celle-ci la souffrance, car la vie n’est que souffrance.
    Pour stopper ce processus, il faut donc ne plus aimer et ne plus désirer, et pratiquer l’abstention (le top quoi…)

    Je pense que pour considérer la pensée de Schopenhauer (la plus sombre qui ait existé me semble t-il), il ne faut pas oublier ces points.

  12. Za said

    Bonjour, je travaille sur Nietzsche dans le cadre de mon cours de philo, et je trouve votre article très intéressant et clair. Mon étude est spécialement axée sur le nihilisme, d’où mon intéret pour Schopenhauer, bien qu’il ait influencé Niniche à bien d’autres égards. Je me sens parfois j’avoue moi aussi bien proche de ces cocos, bien àquoiboniste et un peu fataliste quand je regarde le monde écoeurant et vicié qui m’entoure. Il est évident que Nietzsche et Schopenhauer ont mis en leur temps le doigt sur des vérités essentielles ; néanmoins, j’essaie aujourd’hui de les étudier avec recul et détachement. Je pense qu’accepter de vivre malgré tout ce que ce monde peut comprendre d’absurdité et d’égouts et de vacuité s’apparente à une forme de courage, et qu’il faut essayer de le faire. Essayer de vivre ne serait-ce que parce que ressasser ce qu’on a dit avant nous n’aidera en rien à faire bouger le monde, même si c’est bien tentant et même si je suis la première à le faire. Ne pas se laisser écraser par le pessimisme, mais au contraire avancer à corps et à cris pour essayer d’arranger un peu les choses, de réparer les pots cassés, tant bien que mal, du haut de notre petitesse, ça ne me semble pas si mal. Puisqu’on ne peut pas faire mieux. En tout cas, belle écriture, et quelle passion !
    Bien à vous.

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